LES ACCROCS DU TIERCE

C’est un troquet somme toute banal, au détail près… « Au Commerce » de la rue des Martyrs dans le 9ème arrondissement, on joue tous les jours aux courses de chevaux.

12h36. Dans la pièce des jeux, une vingtaine de places assises restent vides. La première course débute à 14h. Samy H., 23 ans, encaisseur des paris, aide Elias, son cousin, au bar en attendant les premiers turfistes. Il n’arrête pas de faire l’aller retour entre son box, fermé de 2m2, d’où il encaisse les paris à travers une petite vitre, et le bar. Samy connaît tous les turfistes. Des habitués, il y en a une dizaine tous les jours, 30 avec les occasionnels. Par semaine on compte jusqu’à 200 turfistes. Le Week End ça peut monter jusqu’à 400. Samy distingue deux sortes de joueurs : les parieurs de toutes petites sommes, une majorité et 5 bons parieurs qui mettent en jeux 100 à 400 euros par jours sur 16 compétions. Ceux là sont des patrons de commerce, des chauffeurs de taxi ou des travailleurs de nuit. Les autres sont des « intermittents » du jeu. Ils parient pendant leur pause déjeuner, repartent travailler et reviennent vers 18 h pour encaisser, s’ils ont gagné.

« C’est une drogue, un vice comme l’alcool. On peux gagner beaucoup d’argent. On peut en perdre. On peut continuer à rejouer pour « se refaire ». Chacun garde l’espoir de gagner le Jackpot » commente Samy qui lui, ne joue jamais. Catherine C., 53 ans est femme de ménage. Elle élève seule ses 2 adolescents de 14 et 16 ans. Toujours vêtue de blanc avec son bermuda et ses cheveux courts presque blancs, Catherine pette la forme. Elle joue tous les jours y compris le Week End pour une dizaine d’euros et débute toujours avec 2 euros, le « Quinté Spot » (5 numéros pris au hasard par une machine). « Question de feeling ! » S’exclame-t-elle. « Cela est du domaine de la numérologie ! » Elle joue une date de naissance, numéro d’un proche, le 14 qui est celui de sa cousine. « Il est sorti 2 fois vendredi et dimanche ! » s’écrie-t-elle. Elle joue aussi le 3, son porte-bonheur, elle remporte toujours avec le 3. Catherine ne gagne en fait pas beaucoup d’argent mais jouer tous les jours, 10 euros lui permet de stabiliser sa situation financière et de « mettre du beurre dans les épinards ». Le dernier lundi de Pâques, elle a empoché 98 euros. Catherine s’est acheté des vêtements. Elle peut aussi se faire plaisir : aller au cinéma et surtout payer une facture en retard. Ses dix heures de ménage par semaine, ne lui permettent pas de jouer gros. Heureusement ! Dit-elle. Si elle avait de l’argent, elle jouerait beaucoup plus !

13h38. Les habitués, comme Catherine épluchent leur journal, étudient les différents partants.

Autre mordu des courses : Philippe l’élégant comédien de 40 ans. Il est bel homme. Il porte un complet anglais de couleur bleu marine sans cravate et des petites lunettes rectangulaires. Un air de parfait gentleman. Philippe dépense en moyenne 60 euros par jour, en gagne 100 par semaine, son numéro fétiche : le 9.

13 h 58 : Top départ. Silence général au café. Les yeux des 20 turfistes sont rivés sur le grand écran plat. On a monté le son. C’est parti ! Brouhaha général et soupirs trahissent le relâchement des tensions. Les chevaux courent à une distance de 2000 mètres en terrain plat pendant 5 à 6 minutes. L’attention des turfistes à repérer leurs chevaux est redoublée. Le ton des joueurs monte en accord avec la rapidité des chevaux. Philippe relève sa veste, se positionne sur sa chaise, pose ses coudes sur la table, se redresse et réagit : « Vas y, vas y le 20 ! » Catherine s’écrie : « Allez Pousse bébé ! Pousse ! Allez commandeur ! Allez ! Allez ! Allez ! Pousse ! Pousse ! Pousse ! On dirait une sage-femme aidant à l’accouchement.

Arrivée : 19. 4. 3. 8. 2. Catherine a perdu, Philippe aussi. Mais l’après-midi n’est pas terminée. En attendant les prochaines courses, ils parlent de leur quotidien, des élections présidentielles. Dans ce café, on se moque bien des 28° qu’il fait à l’extérieur. C’est un petit village où chacun a besoin de reconnaissance. Lucy 75 ans, retraitée d’une toute petite pension, vit seule dans son studio du 18ème arrondissement. Elle vient « au Commerce » pour y trouver chaleur humaine. Les gagnants lui donnent toujours une pièce ou deux. Catherine est plus généreuse. Si elle remporte un gain de 30 euros, elle en donne 10.

« Les personnes âgées sont très respectées ici » signale Catherine « C’est dû au tempérament kabyle de Samy, d’ Elias et de leur oncle. Généreux, sensibles, démonstratifs, ils se mettent au même niveau que leurs clients ». Sur une ardoise accrochée à l’entrée de la salle, ces mots : « Café au jeu, 2 €. Merci ». Catherine prend un seul café de 15h à 18h00. « Ici, cela ne dérange pas. Ailleurs, il faudrait renouveler la consommation toutes les heures, sinon on nous regarde de travers » conclut-elle.

« Au Commerce » , les habitués ne vont jamais ailleurs !